Opération Protective Edge: pourquoi Israël ne gagnera pas.

Intervention en direct sur France 24 à propos de la situation à Gaza à la suite de l'opération israélienne Protective Edge, et sur les options disponibles pour faire cesser les violences. 


La Palestine aux Nations Unies: premières conclusions


138 voix pour, 9 contre et 41 abstentions. C’est avec mention que la Palestine a obtenu le 29 novembre dernier le statut d’Etat observateur non membre des Nations Unies. Au grand dam d’Israël et des huit autres Etats qui s’y sont opposés (dont le Canada), une large majorité de l’Assemblée Générale de l’ONU a ainsi décidé de formellement reconnaitre le droit du peuple palestinien à l’autodétermination. Au-delà du symbole et du caractère historique de la décision, ce geste a des implications légales : il va permettre à la Palestine d’adhérer à des organes importants du droit international tels que la Cour Pénale Internationale (CPI) et la Cour Internationale de Justice (CIJ), ouvrant la voie à une action légale à l’encontre d’Israël pour certaines des exactions commises dans les territoires palestiniens occupés. Ces recours légaux ont néanmoins leurs limites : la juridiction de la CPI (dont les moyens limités l’obligent à opérer une certaine sélection dans ses choix d’investigation) n’est pas rétroactive et limitée à des faits qui n’ont pas déjà fait l’objet d’une enquête par leur auteur. Il faut donc prendre l’argument légal avec un certain recul. Car l’initiative palestinienne est avant tout symbolique.

Le pari gagné de Mahmoud Abbas
Mahmoud Abbas a en effet réussi son pari lancé en septembre 2011 d’écrire une nouvelle page de l’histoire du conflit, en faisant un premier pas symbolique vers la réalisation du rêve qui anime la population palestinienne depuis 65 ans. L’avènement de « l’Etat de Palestine » relève plus du théâtre politique que de la réalité sur le terrain : les territoires palestiniens sont toujours sous contrôle israélien et les nombreuses restrictions et discriminations continueront malgré le vote de constituer le quotidien de la population. Mais comme le dit Robert Blecher, spécialiste de la région, “dans le monde du processus de paix israélo-palestinien, le théâtre peut avoir de l’importance”. Le rêve et l’espoir ont également la leur, et arrivent à point nommé dans un conflit qui depuis plusieurs années en est dépourvu.

Une semaine avant que Mahmoud Abbas ne se rende à l’ONU, Israël bombardait pas moins de 1500 sites en une semaine dans la bande de Gaza, tuant 136 palestiniens dont 91 civils et en blessant près de 950, dont 922 civils. Côté palestinien, près de 1200 roquettes étaient lancées depuis Gaza - certaines atteignant pour la première fois depuis 1967 des villes comme Tel Aviv et Jérusalem - faisant 5 morts dont 4 civils et plus de 60 blessés. Quelques semaines plus tôt, c’étaient les rues de Cisjordanie qui s’enflammaient pour dénoncer l’inaction de l’Autorité Palestinienne face à la hausse des prix et la dégradation générale des conditions de vie. Le spectre de la violence revenait ainsi sanctionner l’échec de la solution politique et l’immobilisme du processus de paix, au point mort depuis quatre ans ; en réalité presque vingt. Au bord de la faillite, incapable de mettre en œuvre l’accord de réconciliation nationale signé en 2011 avec le Hamas, critiquée à la fois par un Etat israélien profitant de sa position de force pour s’éloigner de plus en plus du dialogue au profit de l’unilatéralisme, ainsi que par sa propre population l’accusant d’être plus préoccupée par le respect de ses obligations envers Israël que par la fin de l’occupation, l’Autorité Palestinienne se trouvait ainsi dans une situation critique. C’était sans compter avec le récent cessez-le-feu à Gaza considéré par les observateurs comme une victoire politique pour le Hamas, sur laquelle ce dernier compte bien capitaliser au détriment de Ramallah. Mahmoud Abbas n’avait donc pas d’autre choix que de faire un geste pour reprendre l’initiative et redonner crédit et attention médiatique à la solution politique, à laquelle il a toujours fermement cru.

La stratégie contre-productive de l’État israélien
Le coup diplomatique du leader semble jusqu’à présent être un succès. Il a réussi à faire oublier les roquettes de Gaza et rallier in extremis de nombreux soutiens inespérés, à la fois sur le plan interne avec le Hamas, qui en soutenant l’initiative n’a pour la première fois pas refusé explicitement la solution à deux États, et sur le plan externe avec le ralliement de puissances stratégiques telles que la France ou encore l’Espagne.

Ce vote lui a permis de publiquement démontrer l’importance du capital sympathie de la Palestine sur la scène internationale, mais aussi d’exposer en miroir la faiblesse de celui d’Israël. Malgré tous ses efforts déployés pour gagner la bataille de l’opinion publique internationale, l’Etat Hébreu n’a pas eu d’autre choix que de constater l’échec de sa tentative de décrédibilisation de l’initiative palestinienne. La maladresse de la réponse israélienne a de plus encore amplifié son isolement. En annonçant la construction en représailles de 3000 logements dans les colonies ainsi que le dégel de la zone «E1», considérée par les médiateurs occidentaux comme une ligne rouge à ne pas franchir pour préserver la viabilité sur le terrain d’une solution à deux États, Israël s’est attiré les foudres de ses soutiens jusqu’aux plus fidèles. En qualifiant ouvertement la Cisjordanie de « territoire disputé » sur lequel « le peuple juif a un droit naturel et une revendication territoriale », il a également rendu explicite son refus – jusque ici seulement exprimé en filigrane - de créer dans un futur proche un État palestinien aux côtés d’Israël. Ce durcissement et cette stratégie jusqu’au-boutiste dans laquelle semble s’enfermer le gouvernement Netanyahou – le plus conservateur de l’histoire d’Israël - risquent de lui faire perdre des soutiens stratégiques essentiels.

A long terme, cette stratégie est également contre-productive: elle présente paradoxalement Mahmoud Abbas comme le seul leader réellement enclin à se battre pour la réalisation de la solution à deux États, et donc implicitement la survie de l’Etat juif tel que voulu et défini par l’idéologie sioniste. En effet, poursuivre une stratégie de colonisation n’aura pour autre résultat que de rendre physiquement obsolète dans un futur proche la création d’un État palestinien, ne laissant donc qu’une seule option : celle d’une solution à un Etat unique où seraient forcés de cohabiter israéliens et palestiniens, et où la démographie palestinienne plus dynamique rendrait rapidement la population arabe majoritaire. C’est pour cette raison qu’une partie de l’opinion publique israélienne tire aujourd’hui la sonnette d’alarme : en poursuivant à tout prix son ambition de sauver le rêve du « Grand Israël », Netanyahou pourrait bien à long terme en causer la perte.


8ème jour...



Il est des leçons de l’histoire qui semblent ne pas vouloir s’apprendre. Celles qu’auraient pu tiré Israël et le Hamas de leurs précédentes confrontations en sont un exemple criant.

A l’heure ou ce texte est écrit, l’opération “Pilier de Défense” lancée par Israël pour mettre un terme aux opérations militaires du Hamas, l’autorité gouvernant de facto la bande de Gaza depuis 2007, entre dans son huitième jour. En une semaine, l’armée israélienne a entrepris de bombarder plus de 1500 sites dans la bande, tuant 136 palestiniens dont 91 civils et en blessant près de 950, dont 922 civils selon le Conseil Palestinien pour les Droits de l’Homme (PCHR). Côté palestinien, près de 1200 roquettes ont été lancées depuis Gaza, dont 400 ont été interceptées par le système anti-missile israélien “Iron Dome”. Elles ont fait 5 morts dont 4 civils et plus de 60 blessés.



La plupart des analystes s’accordent à dire que “Plomb Durci”, la dernière opération militaire israélienne lancée à l’hiver 2008 dans la bande de Gaza, a été un échec stratégique et politique notoire pour Israël. L’Etat Hébreu n’a en effet pas réussi à affaiblir durablement l’organisation islamiste, et ce malgré une intervention dont la disproportion et le manque de discernement entre militaires et civils (deux principes sensés être garantis par les conventions de Genève régissant le droit international humanitaire) ont été fortement condamnés par la communauté internationale. L’opération n’a cependant pas plus été un succès pour le Hamas, dont les tirs de roquettes et la rhétorique anti-israélienne n’ont apporté aucune amélioration notable de la situation à Gaza, tout en aggravant la réputation d’entité terroriste et antisémite de l’organisation ainsi que la polarisation des opinions négatives de la communauté internationale à l’encontre du peuple palestinien dans son ensemble.

Beaucoup s’accordent à dire que cette nouvelle opération, jusqu’à présent quasiment identique à “Plomb Durci” du point de vue de son contexte, de ses objectifs et de sa stratégie, ne sera pas plus efficace. Dès lors, pourquoi recommencer une guerre couteuse que l’on sait déjà contre-productive?

Plusieurs pistes d’analyse peuvent être mises en avant.

Coté israélien, le motif officiellement mis en avant par le gouvernement est la nécessité de restaurer sa force de dissuasion et d’assurer la sécurité de ses citoyens – particulièrement la population vivant dans la partie sud d’Israël - face à la “menace” des factions islamistes opérant dans la bande de Gaza, vue par Israël comme de plus en plus pesante. Certains éléments prêtent cependant à penser que cet objectif n’est que secondaire et que les réelles motivations du gouvernement de Benyamin Netanyahou se trouvent ailleurs. Parmi celles-ci, on pourrait citer sa volonté de supprimer les capacité militaires du Hamas pour sécuriser le front Ouest avant d’entreprendre une opération d’envergure en Iran, ou encore sa mission autoproclamée et quasi messianique de sauver à tout prix l’Etat d’Israël de tout évènement ou entité qui viendrait menacer son existence. Mais les arguments revenant le plus souvent à la bouche de ses détracteurs sont d’ordre électoral: une élection est en effet prévue en janvier 2013, et Israël semble avoir une tradition désormais bien ancrée de lancer des opérations militaires quelques semaines avant la tenue d’importantes élections. C’était par exemple le cas pour “Plomb Durçi” en 2008, mais également pour la guerre du sud Liban en 2006, ou encore le bombardement du réacteur nucléaire d’Osirak en 1981. On peut donc penser que le “momentum” pour lancer une opération à Gaza est idéal: la nécessité d’affaiblir pour quelques mois au moins le Hamas en vue d’une possible intervention en Iran, l’approche des élections sur le plan interne, mais également le dénouement des élections américaines et le soutien inconditionnel officiellement déclaré par les américains à l’Etat d’Israël concernant toutes les actions d’ordre sécuritaire entreprises par le gouvernement Netanyahou.

La viabilité de l’argument “sécuritaire” est cependant discutable: le point de départ de l’escalade de violence a été l’assassinat par les forces israéliennes d’Ahmed Jabari, le chef militaire de la branche armée du Hamas, un homme puissant, très charismatique et hautement respecté dans la bande. Si Jabari était l’un des hommes forts du Hamas et portait la responsabilité de nombreux attentats à l’encontre d’intérêts israéliens, il n’en demeure pas moins qu’il était également l’interlocuteur privilégié d’Israël à l’intérieur de la bande, ainsi que l’artisan de tous les cessez-le-feu négociés entre l’organisation islamiste et l’Etat Hébreu jusqu’à ce jour. Il était également l’homme qui a orchestré la négociation ayant  permis la libération du soldat franco-israélien Gilad Shalit en 2011. On sait également que Jabari a été assassiné alors même qu’il avait en main le projet d’un cessez le feu de plus longue durée avec l’armée israélienne. Si l’objectif premier d’Israël était réellement d’ordre sécuritaire, on est donc en droit de se demander pourquoi le commandement israélien a délibérément choisi de viser en premier un “collaborateur” - ou du moins un pragmatique - plutôt que des éléments plus radicaux de l’organisation, au moment même ou un cessez le feu important était en discussion. Certains disent que Jabari représente d’ores et déjà le “Ben Laden” de Netanyahou, et assurera la réélection du “sauveur” d’Israël, tout comme l’assassinat du leader d’Al Qaida par le gouvernement Obama avait été instrumentalisé – avec succès – à des fins électorales par ce dernier.

Même si des similarités avec Plomb Durci existent, il faut néanmoins prendre en considération un changement fondamental par rapport au contexte dans lequel s’est déroulé la précédente opération: la géopolitique régionale a en effet été profondément remaniée avec le printemps arabe et le déboulonnage d’alliés fideles d’Israël tels qu’Hosni Moubarak en Egypte – et a permis l’avènement sur la scène politique régionale de régimes islamistes plus proche idéologiquement du Hamas et dont plus enclins à s’opposer à Israël et soutenir l’organisation islamiste palestinienne en cas de crise. Le Hamas a en effet pu nouer de nouveaux liens avec des puissances régionales stratégiques comme l’Egypte, la Turquie et Le Qatar, rompant de fait avec l’isolement diplomatique dont l’organisation souffrait depuis 2007 et rendant le calcul du cout éventuel d’une intervention armée beaucoup plus complexe et incertain pour Israël.

Le Hamas a également appris de ses erreurs tactiques il y a 4 ans. Il est désormais mieux organisé, mieux coordonné, mieux équipé – il en a fait la preuve récemment en lançant des roquettes type Fajr 5 de confection iranienne sur des villes importantes jusqu’à présent hors d’atteinte comme Tel Aviv et la très stratégique Jérusalem - et semble prêt à en découdre dans l’éventualité où Israël serait suffisamment naïf pour tomber dans le piège d’une opération terrestre. L’organisation islamiste souhaite en effet cette option plus que tout. Cela renforcerait sa position de leader de plus en plus contestée ces derniers mois par les autres factions armées de la bande, et lui donnerait l’occasion de multiplier les opportunités de tuer et kidnapper des soldats israéliens afin de négocier leur libération sur le modèle de l’échange du soldat Gilad Shalit. Le nombre élevé de victimes qu’une telle invasion causerait à la population palestinienne lui permettrait également de gagner définitivement la bataille médiatique engagée avec l’armée israélienne. Le Hamas peut également désormais compter sur ses riches patrons – notamment le Qatar – pour financer tout ce qu’Israël aura détruit durant cette opération.

Il semble donc que le cout politique global de cette nouvelle opération soit globalement plus lourd pour Israël que pour le Hamas. Une chose est en tout cas certaine, il ne change en rien le rapport de forces global et éloigne encore un peu plus l'espoir d'une solution juste et durable au conflit qui embrase la région depuis plus de 60 ans.


(Une partie de cette analyse a été citée par Julien Saada dans son blog dédié à l'actualité politique au Moyen-Orient et hébergé par le site d'information québécois "L'Actualité", à voir ici)

Une nuit en mer

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Ceci est la version non-éditée d'un article écrit pour Le Monde Diplomatique et paru dans l'édition d'août, disponible en kiosques ou en version électronique ici: http://www.monde-diplomatique.fr/2012/08/DEAS/48030

Port de Gaza city, en attente d'embarquer (cliquez sur les photos pour les agrandir)

La Méditerranée a toujours revêtu une importance majeure dans le quotidien de la population gazaouie. Cet horizon sans entrave auquel ils font face les aide depuis des décennies à supporter le poids du conflit. Mais pour les pêcheurs toujours en activité, la mer est plutôt devenue synonyme de danger et de frustration qu’une source de revenus ou un objet de contemplation ces dernières années. Pollution, effondrement de la biomasse dû à la surpêche, conditions sécuritaires précaires, hausse du prix du fuel, paupérisation,… Tous ces éléments compliquent grandement le quotidien de ces hommes, de moins en moins nombreux au fil des années passées sous un blocus israélien qui détruit à petit feu l’industrie de pêche gazaouie. Ils font partie des rares habitants expérimentant encore au quotidien une confrontation directe avec “l’occupant”. C’est pour mieux comprendre cette confrontation que j’ai décidé d’accompagner en mer l’un d’eux. 


Mon incompétence totale à retirer les poissons pris dans les filets a bien fait rire tout le monde


Depuis 1993, la zone de pêche autorisée par Israël s’est réduite comme peau de chagrin. Initialement fixée à 20 miles nautiques par les accords d’Oslo, elle a progressivement été réduite pour des raisons de sécurité[1] à 12 miles en 2002, puis 6 miles en 2006, pour atteindre sa limite actuelle de 3 miles à la suite de l’Opération “Plomb Durci” de 2009. Aujourd’hui, selon l’OCHA[2], 85% des eaux de pêche gazaouies sont ainsi totalement ou partiellement interdites d’accès dues aux restrictions sécuritaires imposées par l’Etat Hébreu, en totale violation du droit international[3]


 « 3 miles are not enough ». C’est l’inscription d’un graffiti peint sur un mur jouxtant l’entrée du port, auquel je me rends un soir de juin avec en poche une autorisation délivrée au préalable – non sans mal - par les autorités portuaires de Gaza. Situé au cœur de la capitale gazaouie, le seul port encore en activité dans la bande porte toujours les stigmates des derniers bombardements israéliens de 2009. En reconstruction, il se compose grossièrement d’un large ponton de béton, de quelques préfabriqués en guise de bureaux pour l’administration et de baraques en taule destinées au matériel des pêcheurs. 

Nasser Abu Amira
Nasser Abu Amira m’accueille avec ce grand sourire qui ne le quitte jamais. Il a 45 ans, dont 35 à pêcher dans les eaux gazaouies. Comme la plupart des pêcheurs, il a fait ses premières sorties en mer pour aider son père dès qu’il a eu la force de remonter un filet. Ici, la pêche est une affaire de famille. Ses 4 fils l’accompagnent chaque nuit et hériteront un jour des « hasakas » familiaux, ces petits bateaux constituant la seule source de revenu de la famille. Et tout comme la plupart des pêcheurs, il ne compte plus les confrontations avec la marine israélienne. « Leur technique, c’est de faire des cercles autour du bateau pour essayer de nous faire chavirer, ou de tirer dans les moteurs pour les détruire. La dernière fois, ils nous ont demandé de nous déshabiller et de nager jusqu’à eux, ils nous ont menotté et emmené à Ashdod (une ville israélienne au nord de la bande de Gaza) pour nous interroger ». Généralement relâchés quelques dizaines d’heures après, souvent sans leur matériel, l’histoire de ces pêcheurs n’est qu’une goutte d’eau venant gonfler le flot de témoignages similaires décrivant les exactions israéliennes en la matière. 

La barque au centre du filet a été placée par Nasser plus tôt dans la soirée et contient les projecteurs et le générateur qui attireront les poissont durant une partie de la nuit. Les pêcheurs reviendront quelques heures plus tard avec un second bateau pour encercler la barque avec leur filet, afin d'attraper les poissons ayant confondu lumière artificielle et soleil levant

Nous embarquons vers 1h du matin, après d'interminables heures passées à négocier les derniers détails du voyage avec les autorités portuaires, de plus en plus réticentes à voir des internationaux embarquer sur les bateaux. Comme beaucoup de pêcheurs contraints par l’écroulement des stocks de pêche, Nasser pratique la technique de l’éclairage. Il sort en mer vers 18h, ancre au large deux à trois barques munies de projecteurs, et revient la nuit avec son équipage pour espérer attraper les poissons confondant lumière artificielle et soleil levant. 


Mais les premiers problèmes ne tardent pas : la pollution très importante de la zone a attiré une myriade de petites méduses qui alourdissent considérablement les filets des différentes barques : impossible de les hisser à bord. Il faudra environ 2h aux pêcheurs pour trouver un mécanisme leur permettant de les vider de leurs déchets, brisant au passage le système de treuil du bateau. Or en mer, le temps est compté. Tous les filets doivent en effet être remontés avant le lever du soleil, qui disperserait les poissons agglutinés autour des projecteurs. 

Impossible pour l'équipage de remonter les filets, alourdis par les méduses et les déchets de toute sorte
Le système de treuil utilisé pour faciliter la remontée des filets trop lourds se brisera quelques minutes après cette photo


Les méduses sont bien visibles sur cette photo
 Cette pollution est une conséquence directe du blocus israélien. Selon un rapport de l’OCHA[4], quelques 90 millions de litres de déchets sont ainsi rejetés chaque jour directement dans la mer, du fait des restrictions israéliennes bloquant l’importation des matériaux de traitement adéquats. Les pêcheurs, interdits de poser leurs filets au delà des 3 miles, se retrouvent donc contraints de pêcher dans ces eaux pauvres et très polluées. Pourtant ici, même 100 mètres au delà de la limite peuvent faire la différence, et poussent les pêcheurs à prendre toujours plus de risques. Entre juillet 2011 et avril 2012, on a ainsi dénombré environ 150 incidents avec la marine israélienne, incluant 60 arrestations, 12 blessés et 20 cas de sabotage ou de confiscation de matériel.[5] Une période plutôt calme comparée aux années précédentes où plusieurs morts étaient venus alourdir le bilan.

Certains des membres de l'équipage ont à peine la force de tenir un filet

Le soleil se lève, sonnant l'heure du retour au port pour vendre le poisson tout juste pêché

Cette nuit la, aucun incident n’a été à déplorer. Nous rentrons au petit matin, les cales relativement bien remplies malgré les contretemps nocturnes. L’équipage est visiblement satisfait. « Tu nous as porté chance, reviens quand tu veux ! ». C’est effectivement un « bon jour » : le bateau de Nasser est celui qui a pêché le plus de poissons. 7 caisses en tout, pour une nuit complète de pêche. Un nombre qui semble ridicule au vu des efforts, du temps et des ressources déployées. En tout, ils gagneront 500 NIS (100 euros), à se partager entre l’équipage, et desquels il faudra encore déduire de nombreuses charges. 

Déchargement des cales au petit matin

Tri du poisson avant de le vendre sur le marché, à quelques mètres du port

Une fois rentrés au port, un barbecue s'improvise autour de la pêche de la nuit. Soudain, plusieurs explosions se font entendre. Je tourne la tête en direction de la mer, inquiète, sondant du regard mon entourage en quête d’une réaction. Mais personne à part moi ne semble y prêter la moindre attention. Lorsque je leur signale, ils me répondent simplement: “oh tu sais, on est tellement habitué qu’on ne les entend même plus. C’est notre quotidien ici, si on devait tourner la tête à chaque coup de feu qu’on entend en mer, on deviendrait fou. On ne vivrait plus. Et il faut vivre.” 
Vivre? Plutôt survivre. 

Barbecue à 8h du matin, après un nuit blanche et secouée en mer. Le concept est un peu brutal, mais le résultat est délicieux



Merci à Marine Colleu pour la relecture de cet article.


[1] Notamment pour éviter les problèmes de terrorisme et de traffic d’armes et de personnes, nombreux à une époque mais désormais mineurs.
[2] Office de Coordination des Affaires Humanitaires de l’Onu
[3] OCHA oPt, “Five years of blockade – The humanitarian situation in the Gaza strip”, Juin 2012, disponible en ligne: http://www.ochaopt.org/reports.aspx?id=103 (consulté le 14 juillet 2012)
[4] Ibid
[5] Euro-Mid Observer for Human Rights, “Israeli Authorities’ Violations Against the Palestinian Fishermen – Gaza Strip”, Mai 2012, rapport disponible en ligne: http://www.euromid.org/marsad/index.php?action=main/readcontent&lang=en&cat=2&id=311 (consulté le: 13 juillet 2012)

La misère d'en face

Il est un aspect singulier de la bande de Gaza qui interpèle dès les premiers jours passés ici: le non cloisonnement et la proximité - presque indécente - entre richesse et pauvreté. Internationaux et jeunesse dorée gazaouie côtoient en effet la misère la plus profonde, l'aspect ténu et inextensible du territoire combiné à son urbanisation démesurée (en géographie, on appellerait ça du "foncier contraint" - et quelle contrainte!) obligeant les deux monde à se cotoyer au quotidien dans un étrange face à face. Pas de barrière entre les baraques en tolle et briques grossières et les riches maisons à dorures et jardins privés; pas de frontière entre les routes goudronnées et celles faites de sable jonché d'ordures; pas de séparation entre les gros 4x4 blindés et les charettes tirées par des ânes; pas d'espace entre les grands hôtels de luxe, les supermarchés modernes hors de prix et les petits commerces de proximité, souvent sales et remplis de mouches. Tout ce microcosme se côtoit au sein d'un même territoire, interragit dans un vivre ensemble qui semble à première vue naturel à tous, possède une même mémoire collective des évènements tragiques qui se sont déroulés ici et n'ont épargné personne (bombardements israéliens, arrestations et détentions, guerres internes entres les différentes factions palestiniennes, etc.). Mais les similarités s'arrêtent la.

La frontière est en fait invisible. La pénibilité du blocus et de ses conséquences n'est pas la même en fonction de la teneur de son compte en banque et de la puissance de sa famille (sans parler de sa nationalité, mais je reviendrai dans un autre post sur le statut très particulier des internationaux ici). Bourdieu parlerait de capital économique, social et culturel. Chez les plus aisés, les coupures d'électricité quotidiennes (il y a encore quelques semaines, on ne comptait que 5 à 6h d'électricité disponible par jour...) sont compensées par des générateurs, coûteusement alimentés par une essence de plus en plus chère et de plus en plus rare. Encore une fois ici, un portefeuille bien rempli permettra de se procurer des bidons à prix d'or sur le marché noir, alors que les moins bien lotis seront forcés de faire la queue durant parfois des journées entières aux rares stations service encore approvisionnées afin de pouvoir acquérir cette ressource vitale à la population, et donc particulièrement stratégique pour qui sait l'utiliser et la contrôler adéquatement. Il faut dire que la crise du fuel a atteint un stade particulièrement critique ces dernières semaines dans la bande, dû à un conflit complexe et très politique entre le Hamas et l'Egypte sur les détails de l'approvisionnement que le second est sensé fournir au premier (on pourra trouver plus de détails à propos de cette crise (en voie de règlement) et les raisons de ce conflit dans cet article très clair: http://www.reuters.com/article/2012/03/22/us-palestinians-fuel-idUSBRE82L0OF20120322).

Ci-joint, une vidéo que j'ai prise il y a quelques semaines dans la ville de Deir Al Ballah, montrant une file d'attente monstre à l'une des stations essence de la ville:



Cette crise a un impact dévastateur sur le fonctionnement des infrastructures publiques, notamment les hôpitaux, ainsi que sur les compagnies de taxis, principal moyen de locomotion dans la bande. Cela a pour effet de paralyser un territoire fonctionnant déjà à flux tendu et sous la contrainte de nombreuses restrictions pesant déja lourd sur les quotidiens. Cette surenchère de restrictions a le don de particulièrement frustrer la population gazaouie, et ainsi mettre une nouvelle fois le Hamas dans une position très inconfortable, en le renvoyant face à ses responsabilités de gouvernement "de facto" et questionnant sa capacité à être le garant du bon fonctionnement du territoire et du "bien-être" (si tant est que l'on puisse utiliser ce terme ici...) de la population. Le Hamas est ainsi renvoyé au dilemme complexe posé par son statut de régisseur de la bande et de ses quelques 1,7 millions d'habitants, ce statut faisant rarement bon ménage avec sa position de "rival" politique devant à tout prix consolider sa position face au Fatah - mais également face aux autres factions plus radicales de la bande telles que le Djihad islamique. Cette fonction de régisseur est également difficilement compatible avec son statut d'entité politique toujours officiellement en guerre contre l'occupant israélien et obligée de gérer au quotidien sans aucun veritable levier de pression des relations commerciales intégralement controlées par le bon vouloir israélien et celui de son "partenaire" égyptien (ce dernier étant prompt quand cela l'arrange à rappeler au Hamas les différents accords qui le lient à l'Etat Hébreu). La gestion des flux de marchandises entre l'Egypte, Israël et la bande de Gaza - qu'elle se fasse à travers les checkpoints ou via les tunnels - a ainsi toujours été utilisée comme un efficace moyen de pression politique, contre lequel le Hamas se trouve régulièrement dépourvu étant donné l'unilatéralité et l'asymétrie des circonstances imposées par le blocus. Difficile en effet de discuter à armes égales lorsqu'on ne contrôle pas ses frontières... Même souterraines.

Ces coupures de courant fréquentes représentent également une source de danger non négligeable pour la population gazaouie, dûe aux effet secondaires qui les accompagnent. Plusieurs personnes (incluant des enfants) ont ainsi récemment trouvé la mort dans des incendies causés par les bougies utilisées comme sources d'éclairage. On dénombre également de nombreuses intoxications mortelles au monoxyde de carbone dûes à l'usage des générateurs dans des pièces non ventilées, des électrocutions dues à la vétusté du système électrique gazaoui, etc. En tout, plusieurs dizaines de personnes ont déja perdu la vie dans ces circonstances, et ces "dommages collatéraux" du blocus ne font qu'augmenter la rencoeur de la population gazaouie, dirigée à la fois contre Israël, contre l'Egypte, mais aussi et surtout contre son gouvernement de facto.

Cette rancoeur populaire envers le Hamas a atteint de tels sommets que selon plusieurs sources, l'organisation islamiste serait quasiment assurée de perdre au profit du Fatah si des élections venaient à être organisées dans la bande, ce qui est d'ailleurs l'une des conditions contenues dans l'accord de réconciliation nationale entre les deux factions rivales signé il y a quelques mois sous l'égide du Caire. Il faut cependant noter que jusqu'à présent, ce mouvement de rapprochement a bien plus consisté à brasser de l'air qu'à concrètement mettre en oeuvre un plan de réunification de l'appareil politique palestinien. Même si la formation d'un gouvernement d'union nationale est annoncée pour juillet et que la commission électorale palestinienne a commencé un travail de recencement des électeurs dans la bande de Gaza en vue d'une future élection sensée être tenue dans les mois qui viennent, la majorité de la population n'y croit pas une seule seconde. Ni aux élections, ni à la réunification. Selon eux, le Hamas a beaucoup trop à perdre et n'acceptera jamais de céder le pouvoir sur la bande de Gaza si jamais le résultat d'éventuelles élections l'y contraignait. Beaucoup ont peur que cet évènement ne donne lieu à une nouvelle flambée de violences internes sur le modèle de la guerre fratricide ayant déchiré la bande de Gaza à la suite des élections de 2007, avant que le Fatah ne se voit expulsé de la bande par le Hamas et qu'Israël ne décrete un blocus complet du territoire gazaoui en guise de punition pour le parti islamique, toujours considéré comme un mouvement terroriste par l'Etat Hebreu et la grande majorité des puissances occidentales.


Pour en revenir à la dichotomie mentionnée en début de post, la perméabilité des frontières n'est pas non plus la même en fonction de son capital économique, social et culturel. Les mieux lotis auront plus d'opportunités de quitter la bande de Gaza pour de brefs - voire plus longs séjours, parfois même à travers le checkpoint d'Erez. Un meilleur réseau local et international leur confèrera des contacts pouvant se porter garants de leur demande d'autorisation grâce à des systèmes de lettres d'invitation et de recommandation, voire des passeports professionnels spécifiques pour certains Palestiniens travaillant pour l'ONU par exemple. Des ressources plus importantes leur permettront également de financer un voyage coûteux (se réferer à mon post "itinéraire et preparation" pour se faire une idée approximative de ce que coûte un voyage pour entrer ou sortir de Gaza, ainsi que la logistique et la préparation énormes que cela requiert. Il faut également ajouter à cela le fait que les Palestiniens doivent payer une somme bien plus importante à l'Etat Egyptien et au Hamas que les internationaux afin de se voir accorder le précieux visa. Cette somme, initialement fixée à 100$ il y a encore quelques années, augmente continuellement pour désormais atteindre les 700$, et peut même parfois se chiffrer à plus de 1000$ pour certains cas spécifiques, sans que l'entrée sur le territoire égyptien ne leur soit pour autant garantie! Un ami a par exemple payé plus de 1500$ et a dû attendre presque 1 mois avant de se voir accorder le passage. Cette attente l'a forcé à repousser à plusieurs reprises son billet d'avion, entrainant de nouveaux coûts supplémentaires.)

L'enfermement n'est donc pas vécu de la même façon par tous, et peut être ponctuellement ou plus durablement soulagé pour certains, moyennant certes la mobilisation de resources importantes. Pour d'autres, il est même carrément bénéfique, à savoir extrêmement lucratif. Certaines personnes ont en effet fait fortune grâce à l'économie des tunnels, initialement utilisés depuis les années 1980 pour introduire des armes dans la bande, mais désormais creusés par centaines depuis 2007 pour contourner l'étouffement économique et commercial du blocus. Ils représentent aujourd'hui le poumon de la bande de Gaza et sont un élément essentiel à la survie de la population. 90% d'entre eux sont cependant désormais "officiellement" gérés par le Hamas, dont la situation de quasi monopole a mis fin à l'âge d'or des "tunnels autogérés", ruinant progressivement leurs propriétaires qui ont assisté impuissants à l'entrée inattendue de ce nouveau concurrent "déloyal" sur le marché, ainsi qu'à la mise en place de taxes qu'ils se voient obligés d'acquiter au gouvernement local sur les produits importés d'Egypte via les réseaux souterrains. Difficile en effet de rivaliser lorsque le gouvernement en personne décide de se lancer dans le marché noir... Cet enrichissement de certains particuliers a néanmoins atteint de tels stades que la ville de Rafah (là où sont creusés tous les tunnels) a connu ces dernières années un véritable boom économique et immobiler, et devance aujourd'hui assez nettement la "capitale" Gaza city en terme de revenus par habitant.

Rafah est d'ailleurs une ville beaucoup plus vivante et dynamique que sa grande soeur Gaza city, dont j'avais décrit l'atmosphère policée et soporifique dans mon précédent post "Premiers jours". On y retrouve l'ambiance bouillonnante et chaotique qui fait l'âme des grandes villes palestiniennes de Cisjordanie. Rafah ne dort jamais. Cette ville frontalière est devenue le coeur économique de la bande, les Gazaouis de toutes les horizons venant y acheter ce qu'ils ne peuvent pas toujours trouver dans leur ville, notamment lors du gigantesque marché prenant place dans le centre-ville tous les samedis. Le centre-ville se situe d'ailleurs dans le prolongement direct de la zone des tunnels, à peine une centaine de mètres séparant les deux zones. Les produits importés d'Egypte via les reseaux souterrains sont ainsi directement mis sur le marché à quelques dizaines mètres de leur lieu "d'extraction", ou bien chargés dans des camions de marchandise pour être transportés et distribués aux commerces des quatres coins de la bande, dans un ballet poussiéreux et surréel fait de chassé-croisés ininterrompus entre véhicules et travailleurs couverts de poussière ocre. La zone des tunnels donne l'impression d'une fourmillière. Elle est en tout cas le témoin vivant d'une activité économique que le blocus, les bombardements et même la construction de "murs souterrains" n'ont pas réussi à étouffer. Ce dynamisme fait même l'affaire des Israéliens, qui se dédouanent ainsi d'un certain nombre de leurs - coûteuses - responsabilités humanitaires d'occupant. On a ainsi pu voir un changement dans la stratégie israélienne, qui ferme désormais les yeux sur les tunnels et n'en fait plus une cible explicite et prioritaire de bombardements comme cela a pu être le cas par le passé, notamment dû au problème du traffic d'armes. J'y vois personnellement le symbole de l'absurdité des blindages frontaliers et du blocus, qui au nom d'un principe de sécurité tout puissant favorisent les traffics de biens et de personnes, et produisent au final plus d'insécurité sur le plan local et individuel que si une politique pragmatique de coopération avait été mise en place. Les barrières seront toujours contournées, peut importe leur hauteur, leur longueur ou leur profondeur. Croire en leur efficacité, notamment sur le long terme, représente à mes yeux un summum d'hyprocrisie politique. 



Premiers jours

Je dois avouer que mes premiers jours dans la bande de Gaza ont suscité une foule d'émotions et d'impressions plutot... inattendues. Malgré mon effort pour ne pas (trop) tomber dans le cliché et les idées préconçues, je n'ai malgré moi pas pu m'empêcher avant mon départ de me projeter dans ma future vie gazaouie, et donc forcément, de me construire un monde d'images en accord avec les informations que j'ai pu lire ou entendre depuis des années sur la situation de la bande de Gaza - si possible les pires (il fallait bien me préparer psychologiquement, et dans ce domaine, qui peut le plus peut le moins). 

J'avais en tête les chiffres, alarmants: 
• Population: 1,604,238 (July 2010)
• Total area: 365 km2 (45km long, 10-12km wide)
• Population growth: 3.201%
• Number of registered Palestinian refugees: 961,645
• Gazan refugee population as a percentage of total: 67.3% 
• Refugee camps: 8   
• Unemployment: 40%
• Percentage of population living below the poverty line (US$2 per day): 84.6% 


J'avais en tête les mêmes images que tout le monde a spontanément lorsqu'il pense à la bande de Gaza: des bombes, des morts, des décombres, des islamistes, des militaires, des murs, des barbelés, des miradors. Un monde gris, à la monochromie angoissante.

J'avais en tête les constats alarmants dressés par les différents articles de journaux, du quotidien gratuit distribué dans le métro au journal scientifique le plus reconnu. 

J'avais en tête les mots de mes amis ou connaissances ayant déja visité la bande, pour de courts ou plus longs séjours: "ça sera dur."

Comme disait mon professeur de négociation de conflit à Ottawa, "l'être humain ne peut pas vivre sans préjugé. La pensée humaine en a besoin quotidiennement pour anticiper les situations et s'adapter à son prochain. Cette dimension est fondamentale à la vie en société. Ce qu'il faut donc chercher, ce n'est pas tenter de supprimer ces idées préconçues sur ce et ceux qui nous entourent, car c'est strictement impossible, mais en faire une utilisation consciente, pour mieux la maitriser et sentir à temps lorsqu'elle nous ammène dans le faux." C'est donc curieuse de voir le degré auquel mes anticipations seraient vérifiées et consciente des limites de celles-ci que je suis arrivée à Gaza. 




Carte de Gaza city (quartiers principaux), emplacement de mon appartement et de mon bureau. Source: GANSO, 2012


La réponse n'a pas tardé à m'arriver comme une claque de réalisme en pleine face: je me suis complètement plantée. Je m'imaginais des gravas omniprésents, je pensais que les séquelles de l'opération Cast Lead de 2009 et des bombardements réguliers près des zones frontalières seraient bien plus visibles. Ayant en tête l'image des camps de réfugiés à la densité de population extrêmement élevée que j'avais pu visiter en Cisjordanie, je m'imaginais un environnement à l'urbanisation beaucoup plus dense et continue, avec moins d'espaces inoccupés et de terrains vagues ou cultivés entre les principales villes. J'imaginais une misère plus frappante, un developpement économique moins important, moins visible, moins évident. J'imaginais moins de couleurs, moins de sourires, moins de chaleur humaine. Ayant fait des parallèles inconscients avec la situation extrêmement tendue de la ville d'Hébron en Cisjordanie, j'imaginais plus de tensions, plus de visages fermés, plus de violence et d'agressivité dans les langages non verbaux, particulièrement chez les enfants, qui absorbent comme des éponges les tensions de leur environnement. Ayant gardé à l'esprit certaines experiences malheureuses avec des habitants de Naplouse et Jénine, deux villes conservatrices du nord de la Cisjordanie, j'imaginais rencontrer bien plus d'hostilité envers mon statut de femme occidentale. Je m'attendais à ce qu'une chappe de plomb me tombe sur les épaules dès mes premiers pas, comme c'est le cas lorsqu'on passe le checkpoint contrôlant l'accès à la vieille ville d'Hébron et que l'on marche dans ses ruelles désertes au plafond grillagé pour empêcher les Israéliens ayant colonisé le premier étage des bâtiments de jeter des projectiles de toutes sortes sur les Palestiniens possédant encore les commerces du rez-de-chaussée. Je ne m'imaginais pas la mer si belle, si présente, si importante dans les esprits et les quotidiens. J'imaginais moins de vie, moins de dynamisme, moins de résilience malgré les leçons de mon experience à Ramallah, la capitale cisjordanienne dont le dynamisme extraordinaire et l'atmosphère bouillonante m'avaient particulièrement frappé lors de ma première visite. Je m'attendais à sentir la présence de l' "ennemi" de manière beaucoup plus forte, à la fois dans les discours et dans la vie quotidienne. J'avais tout faux. 


La route longeant l'intégralité de la cote de la bande


Des gravas, il n'y en a plus. Ou du moins peu, et il faut les chercher. La ville est au contraire en perpétuelle extansion, avec des projets de construction et des chantiers à tous les coins de rue. Mais cette expansion a encore épargné de nombreux espaces inhabités, qui sont plus ou moins bien mis en valeur et à profit par la population. Les terres des anciennes colonies israéliennes de la bande - les plus fertiles - unilatéralement vidées par l'ex premier ministre israélien Ariel Sharon en 2005 sont par exemple en partie réutilisées par les Gazaouis pour la culture du raisin, de la tomate, des dattes, du chou, etc. Mais les problèmes d'eau majeurs rencontrés dans la bande de Gaza empêchent les habitants d'utiliser les terres à leur plein potentiel (rationnement israélien, pollution et infiltration d'eau de mer dans les nappes phréatiques, sur-exploitation, combinés un taux anormalement faible de précipitations depuis quelques années qui ne compense plus leur assèchement). Ces terres étaient pourtant historiquement réputées comme parmi les plus fertiles de la région, et ont toujours fait l'objet de convoitises en partie pour cette raison. Le blocus est en train de les détruire.


L'agriculture de la bande est surtout constituée de petites exploitations familiales et vivrières, le blocus et les problèmes d'eau majeurs empêchant le développement de grandes exploitations agricoles.


Il y a aussi de l'argent à Gaza. Beaucoup d'argent. Il est simplement terriblement mal réparti, comme les chiffres du taux de pauvreté dans la bande peuvent nous l'indiquer. La classe moyenne gazaouie est existante mais réduite, la répartition de la richesse se rapprochant plutot d'une distribution "binaire" entre les deux extrêmes du spectre, avec un écart de revenu mirovolant entre les plus riches et les plus pauvres. Mais je laisse les détails de cet aspect de la bande pour mon prochain post qui y sera plus spécifiquement consacré.

Le front de mer du quartier "El Rimal" de Gaza city voit se succéder les hotels de luxe et les restaurants branchés. Le batiment ocre est l'hôtel Al Deira, l'un des plus vieux et des plus réputés hôtels de la bande, et l'un des repères favoris des internationaux et des Gazaouis aisés.


L'atmosphère et la vie quotidienne sont d'autre part globalement moins tendues qu'en Cisjordanie. Ce facteur est selon moi le fait de la relative "invisibilité" de l'ennemi, du moins de son absence dans le quotidien des Gazaouis, qui peuvent pour la majorité vaquer à leurs occupations quotidiennes sans expérimenter de confrontation directe avec l'occupant. Ce n'est pas le cas en Cisjordanie. L'expansion des colonies, que l'on peut désormais voir au sommet de presque chaque colline que compte le plus grand des deux territoires palestiniens, les confrontations récurrentes - parfois quotidiennes - avec les colons et les soldats qui les protègent, l'imposant dispositif de restriction de mouvement mis en place (checkpoints fixes et mobiles, système de permis, zones militaires, diverses zones controlées ou interdites d'accès, etc.), ou encore les incursions régulières de l'armée israélienne dans les villes et villages palestiniens forcent la population de Cisjordanie à une cohabitation asymétrique et humiliante avec l'occupant israélien au quotidien. Si Gaza est un territoire sous blocus, qui subit de manière plus régulière des bombardements et autres opérations à l'arme lourde, il n'en demeure pas moins un territoire duquel Israël s'est désengagé unilatéralement en 2005, et dont la gestion quotidienne est opérée par le Hamas et non par l'Etat Hébreu. Si le climat politique reste propice au maintien du statu quo, que vous n'habitez pas trop près de la buffer zone et que vous ne vous approchez pas trop près non plus de la dangereuse limite des "3 miles" nautiques lorsque vous partez pêcher, vous pourrez donc très bien passer ici plusieurs mois voire années sans voir l'ombre d'un soldat de Tsahal, et encore moins celle d'un Israélien lambda. Cette absence d'interaction fait qu'on en oublie parfois le conflit, et la présence de la mer et donc d'un horizon non cloisonné dans le champ de vision quotidien donne une impression trompeuse de liberté et de légereté. 


Un bateau arborant le drapeau palestinien dans le port de Gaza city, seul port en activité dans la bande de Gaza.


C'est un bien pour un mal, car la paradoxale sensation d'autonomie que cela confère est tout sauf réelle. Le blocus est bien là, et s'il ne se rappelle pas à nous par le biais de contrôles d'identités à un checkpoint, il le fait à travers les multiples crises alimentaires, énergétiques, sociales et économiques qu'il provoque. Depuis son instauration en 2007, 95% des entreprises gazaouies ont dû fermer boutique, le taux de chômage a explosé, le taux de pauvreté le suivant de près, le tout dans une dynamique globale de "dé-développement". Douloureux retour en arrière pour une population si éduquée et qualifiée que le sont les Gazaouis... Et puis il y a le blindage et les frontières, bien réels, eux aussi. Un rapide tour en voiture autour de la bande m'a vite fait comprendre les limites ténues de mon nouvel environnement de vie: je suis enfermée. Et croyez moi, lors de certains moments de prise de conscience, le sentiment s'approche de celui que je pourrais ressentir au sein d'une prison. C'est ce qu'est Gaza. Une grande prison à ciel ouvert, où tout est controlé, rationné, calculé, à flux tendu. Ou chaque tentative de sortie nécessite des semaines et des semaines de démarches fastidieuses dont l'aboutissement n'est pas garanti. Ce contrôle n'est d'ailleurs pas seulement l'oeuvre de "l'ennemi". Ici, on parle de "double blocus": par Israël, d'abord, et par le Hamas, ensuite. Blocus géopolitique et économique, couplé à un blocus social et idéologique au niveau local. Cette mise en abîme sécuritaire et l'immobilisme flagrant qu'elle instaure sont parfois bien lourds à porter pour les Gazaouis, qui semblent plongés dans une sorte de léthargie, comme étouffés ou asphyxiés par ces années vécues au ralenti. L'atmosphère dans les rues de Gaza city s'en ressent. Elle est beaucoup moins "bouillonnante" et chaotique qu'elle ne peut l'être dans celles de Ramallah. Capitale contre capitale, l'une semble endormie lorsque la seconde est insomniaque. L'une murmure lorsque la seconde éructe. L'une perd son âme lorsque l'autre la vend. 


Gaza city. Au fond: une zone industrielle de la banlieue d'Ashkelon, une ville israélienne.


Cette réflexion autour de la non-interaction avec Israël et du phénomène de double blocus renvoie d'ailleurs à un autre constat que j'ai assez rapidement opéré après mes premières conversations ici (constat que je ne prétends aucunement représentatif de l'opinion de l'ensemble de la population gazaouie): les Gazaouis avec qui j'ai pu m'entretenir ont une vision moins "victimisée" d'eux-mêmes et de la situation en générale, en comparaison avec les discours dominants entendus de la bouche de Cisjordaniens lors de mes précédents voyages. Je les ai jusqu'à présent trouvé plus pragmatiques, n'hésitant pas à se remettre en question, eux, et surtout leur gouvernement, partageant plus volontiers la part de responsabilité de l'immobilisme actuel plutôt que d'acabler le seul occupant israélien de tous les maux de la Palestine (même si cela - et c'est légitime - ne veut bien entendu pas dire qu'ils s'en privent). Les mots sont également moins virulents. Ou du moins lorsqu'ils le sont, ils n'épargnent et n'oublient personne, acteurs internationaux et organisations humanitaires compris. 
Il semble donc y avoir un monde (et de fait, il y en a effectivement un: Israël) entre les deux territoires palestiniens, et ce constat se renforce à chaque nouvelle journée passée dans la bande. 


L'une des principales mosquées de la ville de Rafah (sud de la bande), intégralement détruite durant l'opération Cast Lead en 2009, puis reconstruite.



Une autre dimension clé à laquelle mon voyage ne pouvait pas échapper est la question du genre. Moi qui pensais trouver une régulation très stricte des moeurs et de la vie sociale, avec un volet particulièrement prohibitif pour les femmes, ainsi qu'une forte pression communautaire pour faire respecter ces codes, je ne me suis certes pas trompée, mais je suis tout de même pour l'instant plutôt agréablement surprise dans l'ensemble (constat à prendre avec beaucoup de relativisme et de conditionnel). L'espace public est effectivement très contrôlé, les rapports de genre très strictement définis et cloisonnés, et la non-mixité évidente de manière générale. Le Hamas a imposé la loi islamique, ou "Sharia", comme régulateur de la vie sociale depuis sa prise de contrôle de la bande en 2007. Cette loi, qui ne s'applique pas aux chrétiens (0,7% de la population, soit 2000 à 3000 personnes seulement dans l'intégralité de la bande) ni aux internationaux (même si en pratique nous essayons bien entendu de respecter autant que possible les normes locales), est appliquée avec plus ou moins de zèle en fonction des milieux et des quartiers. Selon un groupe de jeunes Gazaouis issus de la classe moyenne/supérieure rencontrés il y a peu, les choses ont tendance à s'améliorer, et les règles à s'assouplir quelque peu. En 2007 lors de la prise de contrôle de la bande par le Hamas, les choses étaient beaucoup plus strictes. Se retrouver en public entre amis au sein d'un groupe mixte, pour discuter dans un café ou à la terrasse d'un hôtel, était par exemple une chose quasiment impossible. Les rapports mixtes entre personnes non-membres d'une même famille étaient restreints à l'extrême. Ils sont d'ailleurs toujours très compliqué à l'heure actuelle. Il est extrêmement mal vu et accepté pour une femme de se montrer en public seule avec un homme si les deux ne sont pas mariés ou à la rigueur collègues. Il est évidemment aussi toujours totalement exclu pour un/e Gazaoui d'avoir un ou une petite ami/e sans être marié, ou alors, il faut le faire de manière totalement cachée, et l'expérience s'avère très risquée pour les deux protagonistes, particulièrement pour la femme (les crimes d'honneur sont toujours une réalité ici). L'écrasante majorité des femmes sont voilées, et il faut fréquenter les milieux uppés et internationalisés pour voir certaines d'entre elles oser ne pas le porter en public. Et encore, une amie Gazaouie non voilée me racontait qu'elle n'osait pas marcher seule dans la rue sans voile de peur d'avoir des problèmes. Ici, le voile est une protection, le garant d'une certaine liberté individuelle. Il vous garantit en tout cas la paix dans la rue lorsque vous êtes Palestinienne. Il n'empêche en tout cas certainement pas les femmes de penser, de s'instruire, de donner leur avis, ni même de s'émanciper, comme certains peuvent le penser en Occident. Une femme voilée n'est ni sotte, ni muette. Mais abstenons nous de rentrer dans des débats fâcheux et gardons ce thème du genre pour un prochain post qui y sera plus particulièrement dédié. Car en matière de genre, il y a beaucoup à dire, notamment sur ce que l'une de mes rencontres appelle "le troisième blocus", celui instauré à l'encontre des femmes par l'extrême rigidité d'une société partriarchale que le contexte politique pousse à se refugier dans la tradition et voir le progressisme comme une menace liée à l'Occident plutôt qu'une ouverture dont pourrait à terme bénéficier la totalité de la population. Un énième blocus qui fait beaucoup, beaucoup de mal à ses victimes.   


Une Gazaouie admire la vue depuis la terrasse de l'un des restaurants du bord de mer à Gaza city



Là où je suis plus agréablement surprise, c'est surtout dans l'attitude des Gazaouis envers moi. Du fait de mon statut de femme occidentale, je m'attendais en effet à beaucoup plus de remarques lancées à mon égard dans la rue, comme ça peut être le cas en Cisjordanie. Or quelle ne fut pas ma surprise lors de mes premiers pas seule dans la ville de Gaza: pratiquement aucune remarque, aucun sifflement, aucune pression, aucun sentiment d'hostilité, c'est même à peine si les gens se retournent pour me regarder! Les Gazaouis sont extrêmement courtois, toujours prêts à rendre service (mais cette caractéristique est une constante chez les Palestiniens), et quand bien même de rares remarques fusent, elles n'ont pour l'instant jamais été agressives et étaient plutot dûes à de la curiosité. Pour tout dire, je me sens à Gaza plus en sécurité et moins oppressée quand je sors dans la rue qu'à Ramallah, pourtant réputée être l'une des villes les plus ouvertes et libérales du Moyen-Orient! Dû à certaines experiences compliquées dans des villes palestiniennes conservatrices que j'avais pu visiter au préalable, j'avais malgré moi opéré le parallèle certes un peu simpliste de: "région conservatrice = règles de vie strictes et contraignantes + harcèlement constant dans la rue = liberté de mouvement dans l'espace public restreinte". Pour tout dire, c'est même la partie de mon voyage que j'appréhendais le plus. Je savais que je ne pourrais pas aller dans tous les quartiers (je ne savais même pas si mon ONG m'autoriserait à marcher seule dans la rue, toutes les autres organisations internationales l'interdisant formellement à leurs employés internationaux, même pour aller chercher le pain en face de leur immeuble. Je trouve personnellement celà assez ridicule et injustifié, mais j'y reviendrai dans un autre post). Je savais que je ne pourrais pas m'asseoir aux terrasses de tous les cafés (certains sont réservés exclusivement aux hommes), que je devrais porter des vêtements amples et longs en tout temps pour ne pas laisser mon corps découvert, que je ne pourrais pas boire d'alcool, pas fumer dans la rue, ne m'autoriser aucune démonstration physique de proximité avec le sexe opposé, pas même serrer la main d'un Gazaoui que je ne connais pas, sauf si celui-ci me le propose spontanément (ce qui est souvent le cas), etc. Toutes ces règles existent et je dois effectivement les respecter, mais leur poids est pour le moment beaucoup moins contraignant que ce à quoi je m'attendais. Je sais que cela est principalement dû au fait que j'ai la chance de vivre dans un quartier un peu plus favorisé que les autres, siège de la quasi-totalité des organisations internationales opérant dans la bande et donc plus habitué que la moyenne à la présence d'internationaux. Je me rends bien compte que pour l'instant, je n'ai devant les yeux qu'un petit morceau bien spécifique de la gigantesque fresque que représente la société gazaouie. Je sais pertinemment que mon opinion risque de considérablement changer sur tous les points évoqués ci-dessus lorsque j'aurai visité les 8 camps de réfugiés de la bande, ou même lorsque je marcherai dans les rue de villes moins bien loties que Gaza city, comme Khan Younis ou Deir El Ballah. C'est l'un des avantages d'écrire un blog: il sera un témoin intéressant de l'évolution de mon opinion à travers les récits de mon expérience. 


Mon quartier vu de mon appartement


Tout ici m'incite en tout cas depuis le début de mon voyage à penser que j'ai decouvert un 3e nouveau monde en terre sainte, après Israël et la Cisjordanie. Un de plus dans cette mosaïque si complexe et si dense de cultures et de dynamiques. Le Proche-Orient n'a décidément pas fini de me surprendre.


Deux pêcheurs gazaouis me prennent en ballade.



Itinéraire et préparation

Un voyage dans la bande de Gaza demande une certaine préparation. Le contexte politique complexe de cette région impose des contraintes logistiques et administratives d'autant plus importantes que mon employeur est une organisation locale, qui ne bénéficie donc pas des mêmes passe-droits auprès des autorités israéliennes ni des même services de support administratif et logistique que les grandes organisations internationales. De nombreuses questions épineuses se sont donc posées lors de la préparation de ce voyage, à commencer par celle de mon assurance. La grande majorité des organismes d'assurance refusent en effet d'assurer les séjours dans les pays en guerre. J'ai finalement réussi à en trouver une qui accepte de me prendre en charge, et encore, seulement si les conditions de mon éventuel accident ne sont pas liées à un incident politique. En d'autres termes, j'ai le droit de tomber et me casser la jambe dans la rue, mais si un conflit éclate et que je prends une balle perdue, un éclat d'obus ou un parpin de maison sur la figure - ce qui n'arrivera pas, je vous rassure - ils ne couvriront rien. Je suis cependant actuellement en train de négocier une couverture maladie locale qui sera prise en compte par mon ONG, tout devrait donc se régler de ce côté. 

Viennent ensuite logiquement la question des conditions de rapatriement et celle du protocole d'évacuation à suivre en cas d'urgence politique ou de santé. Dans ce domaine, mon passage par le checkpoint de Rafah et non par celui d'Erez complique quelque peu la donne, car toute personne entrée par Rafah doit obligatoirement sortir par Rafah. Or en cas d'évacuation générale des internationaux de la bande de Gaza, l'écrasante majorité d'entre eux passeront par Erez et tout sera donc organisé en fonction du checkpoint israélien. Je devais donc envisager l'option plutôt désagréable d'avoir à me "débrouiller" avec mon ONG, mais j'ai heureusement appris par la suite qu'en cas d'urgence politique ou sanitaire qui ne puisse être traitée par les infrastructures médicales gazaouies, le Consulat de France serait capable malgré mon entrée à Rafah de me prendre en charge et assurer ma sortie par Erez comme n'importe quel autre international. Bénis soient les services consulaires français! 

S'est également posée la question de la possible incompatibilité diplomatique du mon passeport avec mon entrée à Gaza, dûe aux nombreux tampons israéliens qu'il possède, et donc de ce fait la nécéssité de l'émission d'un second passeport actif. C'est ce que j'ai décidé de faire par précaution, ce qui me permettra également d'avoir la possibilité de voyager dans d'autres pays du Moyen-Orient que ceux ayant signé un accord de paix avec Israël, à savoir, l'Egypte et la Jordanie.  

Mais être employée par une organisation locale signifie surtout une chose: il m'est impossible de passer par le checkpoint d'Erez, géré par les israéliens. Les autorisations étant d'ordinaire déja délivrées au compte goutte pour les internationaux (il faut un motif sérieux et justifié ainsi qu'une autorisation en bonne et due forme pour rentrer. Actuellement seuls les journalistes, les diplomates et les employés d'organisations internationales comme l'ONU, MSF, le CICR, etc., sont admis à Erez. Et encore, même si un permis est délivré en amont, l'entrée peut être refusée à tout moment pour des motifs laissés à la discrétion des autorités), il était donc inenvisageable pour moi - "simple" employée d'organisation locale - d'obtenir un permis pour pénétrer dans Gaza par le côté israélien. 

Mon seul choix était donc de passer par la frontière égyptienne, qui depuis la chute d'Hosni Moubarak au printemps 2011 a assoupli les conditions d'entrée et de sortie appliquées au checkpoint de Rafah, séparant l'Egypte de la bande de Gaza. Cet assouplissement est surtout valable pour les Palestiniens, mais il reste toujours très compliqué pour les internationaux de passer. Officiellement, c'est même interdit. Mais je constaterai rapidement que les notions de "légalité" et "d'interdiction" sont toute relatives dans cette région du monde. 


Carte de de la bande de Gaza. Les checkpoints de Sufa et Kerem Shalom servent uniquement au passage des marchandises mais leur accès est considérablement restreint. Celui de Karni est fermé sur décision israélienne. Source: GANSO, 2011.


Pour entrer à Rafah, tout comme pour Erez, il faut obtenir ce que l'on appelle une "coordination". Cette coordination consiste en une double autorisation, délivrée à la fois par les autorités égyptiennes (plus spécifiquement les services secrets, ou "Moukhabarat") et les autorités palestiniennes actuellement au pouvoir dans la bande de Gaza, à savoir le Hamas. "Coordination" car ce double permis doit être produit et délivré en même temps et après consultation entre les deux autorités. Obtenir l'accord du Hamas n'a pris que quelques heures, mon ONG ayant d'excellents contacts du côté palestinien. La difficulté s'est concentrée du côté égyptien. Pour obtenir le fameux sésame, 2 options s'offraient à moi: soit passer par les contacts personnels de mon organisation, soit passer par l'ambassade de France au Caire qui aurait fait une demande de permis en mon nom. Ce processus est plus long et délicat que la première option (officiellement, tout voyage dans le Sinaï et la bande de Gaza sont formellement déconseillés par le ministère des affaires étrangères français, passer par l'ambassade pour demander un permis d'entrée est donc une affaire quelque peu délicate, d'autant plus que je ne pars pas travailler pour une organisation ou une structure française. Il existe donc une sorte de double discours du type "n'y vas surtout pas, mais si tu insistes vraiment on va t'aider" dont je dois avouer avoir encore un peu de mal à saisir toutes les nuances. Je tiens tout de même à saluer et remercier le pragmatisme des autorités françaises et de l'ambassade de France au Caire, la France étant par ailleurs l'un des seuls pays au monde à maintenir une antenne consulaire ainsi qu'un centre culturel actifs au sein de la bande de Gaza. Cela me sera salutaire en cas d'ordre d'évacuation, comme j'ai pu l'expliquer précédement). J'ai donc décidé de faire le choix de l'option "contacts personnels" de mon ONG, qui m'avait depuis le début assuré que tout se passerait bien, et que la coordination se ferait sans problème. Comme certains ont pu le suivre sur facebook, elle s'est "légèrement" trompée.


Quelque part dans le Sinaï, sur la route Le Caire - Rafah





Après un vol Paris-Vienne, puis Vienne-Le Caire et une nuit d'hôtel au Caire, je suis partie de très bonne heure en taxi la matinée du 14 avril, en espérant pouvoir passer facilement le checkpoint de Rafah après les nécessaires 5h de route dans le désert pour s'y rendre (voir carte ci-dessous pour les détails de l'itinéraire). Malheureusement, un problème imprévu dans la coordination du côté égyptien m'a obligée à passer 5 jours d'attente interminable seule dans le Sinaï, pendant lesquels j'ai dû faire des allers-retours quotidiens et peu sûrs entre la ville d'El Arish où j'ai pu trouver un hôtel (rien de plus près), et le checkpoint de Rafah situé à environ 1h de route à l'Est; le tout sans aucune garantie de me voir accordée l'entrée à chacune de mes visites au checkpoint, ni aucune connaissance de la date à laquelle elle me serait autorisée. Moment difficile, le Sinaï étant de plus une zone particulièrement peu sûre et instable actuellement, et la ville d'El Arish n'ayant pas vraiment bonne réputation. De nombreux groupes de combattants islamistes circulent en effet en ce moment dans le nord, s'en prennant notamment à l'armée égyptienne, aux infrastructures touristiques, aux réserves de fuel et à l'état d'Israël (certains se souviendront peut-être des incidents de cet été à la frontière Egypte/Israël, où un car israélien, un véhicule privé et une patrouille israélienne avaient été simultanément pris pour cible par des djihadistes opérant depuis le Sinaï. Plusieurs personnes avaient trouvé la mort du côté israélien et parmi les responsables de l'attaque, mais également du côté egyptien lors de la riposte israélienne qui avait par erreur ôté la vie à plusieurs soldats égyptiens. Cette bavure avait d'ailleurs fait grand bruit et jeté un nouveau froid dans les relations diplomatiques entre les deux états). J'ai moi-même pu concrètement vérifier cette instabilité, une embuscade organisée par un groupe de combattants salafistes ayant été menée en plein jour contre un convoi de l'armée égyptienne patrouillant à El Arish, faisant 2 morts et 1 blessé grave parmi les soldats. J'étais heureusement à ce moment en train d'attendre au checkpoint de Rafah que ma demande d'entrée soit validée. 

Au moment de ma présence à El Arish, l'armée était en train de rassembler des troupes en prévision du lancement d'une opération de grande envergure pour "nettoyer" le Sinaï de ses groupuscules djihadistes. Cela explique la présence des nombreux checkpoints temporaires mis en place par l'armée pour sécuriser les routes principales (cf carte ci-dessous). Je n'ai dû concrètement m'arrêter, montrer mes papiers, répondre aux questions, défaire mes valises et montrer mes photos ainsi que le contenu de mon téléphone, qu'au checkpoint le plus proche du Caire, marquant l'entrée de la route principale menant au nord Sinaï. Les checkpoints entre El Arish et Rafah étaient beaucoup plus "souples" et visaient selon moi à contrôler les mouvements d'un public bien particulier, au profil duquel je ne semblais apparemment pas correspondre...

Itinéraire France - Gaza city, emprunté du 13 au 18 avril.

Après plusieurs jours et tentatives infructueuses, jai finalement réussi à passer le checkpoint. Moment de quasi-euphorie, partagé avec les gardes et les passeurs présents au checkpoint qui, après presque une semaine d'allers-retours au sein de leur voiture et d'attente de 7h en moyenne passées à boire le thé et tenter de communiquer avec eux, s'étaient habitués à ma présence et commençaient même sans doute à apprécier cet exotisme venu rompre avec la monotonie de leur quotidien. Cela créait des scènes quelques peu improbables, où à chaque nouvelle matinée lorsque mon taxi me déposait devant Rafah pour une nouvelle journée d'attente, les trois quarts de la population gravitant autour de ce point stratégique me saluait par mon prénom, explosait de rire devant ma mine déconfite de ne toujours pas avoir pu passer, et me faisait comprendre qu'ils espéraient que ce jour soit le bon. "Inch'Allah". Les soldats gérant l'ultime checkpoint stationné une centaine de mètres en amont de celui de Rafah ne prenaient même plus la peine de contrôler mon passeport; mon statut marital, leur volonté de m'inviter passer la nuit dans leur famille et leur curiosité pour mon opinion sur Sarkozy et le résultat des élections en France les intéressant beaucoup plus que les motifs de ma venue que tous connaissaient déja par coeur. D'ailleurs, la premiere réaction d'absolument TOUT le monde lorsqu'ils apprenaient que j'étais française, était de me crier "AAAAHH SARKOZYYY!" et me demander ce que je pensais de lui... S'ensuivaient des débats improbables sur la stigmatisation de l'islam, eux cherchant par tous les moyens à me rassurer sur le fait que "les musulmans n'étaient pas des terroristes", que "l'islam n'était pas une religion prônant la violence", et que c'était plutot "Sarkozy qui la prônait et qui devrait être stigmatisé". Certains concluaient par un "dis le aux Français quand tu reviendras en France! Dis leur qu'on n'est pas des barbares! Montre leur! C'est important de le dire!"... Moment d'émotion et de honte. Je me suis prise à penser que ces gens avaient une conscience politique bien plus sage et réfléchie que beaucoup de mes compatriotes... Je serai curieuse de savoir ce que les Français pensent de la vie politique égyptienne. Beaucoup ne seraient probablement même pas capables de citer seulement le nom de l'ancien dirigeant égyptien malgré le tapage médiatique qu'à provoqué le printemps arabe. 

Entrée du checkpoint de Rafah. Je passerai de nombreuses heures à attendre devant cette grille que les gardes me donnent leur feu vert pour passer cette premiere porte, infranchissable en cas d'absence de coordination ou de défaut de permis.







 A force de me retrouver dépitée à chaque nouvelle matinée devant le checkpoint, les passeurs ne prenaient à la fin même plus la peine d'essayer de me convaincre de passer par les tunnels, mon besoin de retourner chaque soir à El Arish étant devenu au bout du compte quasiment plus lucratif pour eux que de me faire entrer dans la bande par la voie souterraine. Je ne remercierai d'ailleurs jamais assez ces gens, qui se sont fait un point d'honneur de constamment garder un oeil bienveillant sur moi et m'aider dès qu'ils en avaient l'occasion; le fait d'être une femme, seule, occidentale et ne parlant pas l'arabe constituant 4 handicaps qui cumulés auraient pu s'avérer très problématiques à certains moments de mon périple.

Checkpoint de Rafah. La vitre sur le pilône central du bâtiment est celle du bureau des gardes où je passerai une partie de mon dernier jour pour me protéger de la tempête de sable. C'est contre cette vitre que se sont regroupés les passeurs pour me féliciter lorsque mon feu vert pour Gaza est enfin arrivé.






Le jour de mon passage, une violente tempête de sable a donné pitié de moi aux officiers du checkpoint - qui eux aussi commençaient à bien me connaitre - et qui m'ont permis de rentrer m'abriter dans leur bureau. Lorsque finalement, le tant attendu feu vert de la Mukhabarat est arrivé jusqu'à leur radio, je crois honnêtement que tout le monde dans le bureau était aussi heureux que moi de ce dénouement auquel plus personne - y compris moi - ne croyait. La nouvelle a fait le tour du checkpoint en quelques secondes, et tous les passeurs et porteurs de valises que j'avais cotoyé sont venus se regrouper contre la vitre qui donnait sur l'exterieur, me criant des "YALLAH JOUAAAANNE!" avec leurs deux pouces en l'air, m'offrant leurs plus beaux sourires édentés et jaunis par le tabac. Moment improbable d'euphorie collective. Après un dernier thé avec les gardes, me voila donc partie vers le deuxième point de contrôle, la peur au ventre que toute cette histoire ne soit rien qu'un faux espoir de plus. 

Passeurs, changeurs de devises, porteurs de valises, etc. Tous attendent ici tous les jours (sauf le vendredi) de 9h à 18h l'arrivée d'éventuels clients. L'homme en gris se dirigeant vers le checkpoint aura été mon taxi attitré pour mes retours sucessifs à El Arish.






 Après avoir marché une centaine de mètres, je pénètre dans le batiment principal du checkpoint. Et là, surprise. Un véritable hall d'aéroport! Malheureusement pas de photo à l'appui, mais l'austérité de la porte extérieure et du bureau des gardes ne laissait pas présager un tel contraste avec la modernité et la propreté des locaux internes. Après avoir fait passer mes valises dans un scanner et avoir franchi un portique de sécurité où l'on m'a (re)demandé mon passeport ainsi que les motifs de ma visite à Gaza, je penètre dans un grand hall moderne, lumineux et très haut de plafond. Au centre, des rangées de sièges destinées aux voyageurs. En face des sièges, le département "passeport control", où des agents assis derrière un comptoir en marbre abrité par de larges vitres blindées contrôlent les passeports et les autorisations des voyageurs. Pour se voir accordé le tampon de sortie du territoire égyptien, il faut acheter un timbre de sortie qui me coutera 4 Livres égyptiennes (LE), et coller ce timbre sur une déclaration de douane que j'ai dû préalablement remplir. J'ai attendu dans ce hall environ 20 min, puis les douaniers m'ont finalement rendu mon passeport, estampillé de l'indispenspensable tampon "Exit - Rafah Border". Ensuite, direction un couloir situé à la droite du comptoir, où des agents des douanes (ou quelque chose de ressemblant, les gardes égyptiens ayant tous les mêmes uniformes dans le checkpoint) me demandent une nouvelle fois de montrer mes papiers. Je dois également m'acquiter d'un "droit de sortie" de 120 LE environ à un petit comptoir stationné dans le couloir à proximité du point de contrôle. J'aurais d'ordinaire cherché à en savoir plus concernant cet étrange droit de passage dont tout le monde avait oublié de me mentionner l'existence (encore heureux qu'il me restait un peu de liquide égyptien...), mais ma lassitude après 5 jours de galère, ma peur d'arriver après l'heure de fermeture du checkpoint palestinien situé de l'autre coté (car oui, ce n'est pas fini...) cumulée à celle de me faire renvoyer au point de départ sans raison m'ont dissuadé de trop discuter les conditions de sorties appliquées par les autorités égyptiennes. 

Je poursuis donc mon chemin dans ce couloir, égayé de commerces multiples, dont une boutique Duty Free, un magasin de souvenirs, un comptoir de change, etc. En bref, tout l'attirail commercial nécessaire à un passage de frontière internationale en bonne et due forme. Je sors enfin du bâtiment, marche une centaine de mètres et arrive sur une sorte de parking où un bus attend les voyageurs. Sachant qu'un employé de mon ONG m'attend à la sortie du checkpoint palestinien que je pense apercevoir en face de moi, j'ai un mal fou à comprendre que ce que je vois n'est en fait pas le point de contrôle palestinien mais la porte de sortie du checkpoint égyptien! (Il m'était en même temps très difficile de me repérer et de comprendre le fonctionnement du système de contrôle, quasiment aucun panneau explicatif n'étant présent pour me diriger, et personne ne parlant le moindre mot d'anglais. J'ai eu l'occasion de regretter amèrement à de très nombreuses reprises ma non-persévérence dans mes cours d'arabe à Grenoble, mon manque flagrant de maitrise de la langue arabe m'ayant énormément handicapée. Je me suis promise de travailler dur pour combler cette lacune durant mon année à Gaza). Je comprends enfin grâce à plusieurs coups de fil passés à mon ONG, à qui je passais au téléphone quelqu'un choisi au hasard dans mon entourage afin de tenter de comprendre ce que l'on attendait de moi (ma principale méthode de traduction utilisée pendant tout mon parcours jusqu'à Gaza city quand les choses se compliquaient trop), que les bus présents étaient en fait les moyens de transports obligatoires à emprunter pour se rendre jusqu'au point de contrôle palestinien, pourtant situé à seulement quelques centaines de mètres de là où je me trouvais. Me revoila donc en route, un ticket de bus à 20 LE en poche, pour la dernière étape de mon entrée dans la bande de Gaza. 

Une fois le bus arrivé, mes valises sont sorties de la soute par des gardes et partent dans un local de contrôle sans que l'on m'autorise à les approcher. Je suis quant à moi invitée à pénetrer dans un bâtiment moderne, bardé encore une fois de sièges d'attente et d'un comptoir de contrôle des passeports. L'ambiance change légèrement par rapport aux locaux égyptiens. Les agents du checkpoint sont en civil, un talkie walkie schotché à l'oreille, parlent un bon anglais (oh joie, oh bonheur, oh délivrance!) et leur première question lorsque je leur tends mon passeport est: "Who is waiting for you?". Je leur donne donc le nom de la personne m'attendant de l'autre coté, et vois au bout d'à peine 2 min un jeune homme en chemise impeccable passer les contrôles dans l'autre sens pour venir me retrouver. Il s'agit de Mahmoud, l'assistant du docteur Eyad Serraj, le président de l'ONG. Ce fut l'un de mes 2 interlocuteurs privilégié lors de mes 5 jours de voyage jusqu'à Gaza (il s'avèrera par la suite que nous sympathiserons vite et passeront beaucoup de temps ensemble une fois mon installation à Gaza city effectuée. Notamment devant les matchs du Barça et du Real Madrid, deux équipes de football auxquelles les Palestiniens vouent un véritable culte). Il est tout aussi soulagé que moi d'enfin faire ma connaissance et mettre un visage sur un nom et une voix (j'aurais tout de même passé en cumulé plusieurs heures au téléphone avec lui). Il me dit en guise de bienvenue être très agréablement surpris, qu'il ne s'attendait pas à ce que je sois aussi jeune, et je suis apparemment bien mieux en vrai que sur ma photo de passeport. Ah le Moyen-Orient et ses délicieux rapports de genre...! Je n'ai pas le temps de me demander comment ce genre de réflexions peuvent lui venir à l'esprit dans un tel contexte qu'il me tend deja un formulaire en arabe à destination du Hamas à remplir, ce que je m'emploie à faire. Statut marital, raisons de ma venue, profession, religion, organisation référente, tout y passe. Etant donné l'heure tardive de mon arrivée, les agents du Hamas qui ont tous envie de rentrer chez eux et qui ne sont pas franchement ravis de voir l'arrivée d'une internationale les retarder dans leur programme commencent à s'impatienter. Il faut dire que l'émission d'un permis de séjour à Gaza en bonne et due forme prend du temps. Ils menacent même de me renvoyer pour la nuit à la frontière égyptienne. S'en est trop pour Mahmoud qui décide de prendre les choses en main et hausse légèrement le ton en expliquant ce par quoi je viens de passer les jours précédents. Une solution est rapidement trouvée, et mon passeport finalement estampillé du précieux tampon "Palestinian Authority - Rafah Border Control". Je récupère mes affaires, on me rend mon passeport au bout de quelques dizaines de minutes, le temps de procéder à des vérifications supplémentaires, et nous sortons du checkpoint sous l'escorte de l'un des agents qui nous accompagnera dans le taxi pendant une partie du trajet. L'aventure gazaouie peut enfin commencer.

Jamais je n'ai été aussi heureuse de l'obtention d'un nouveau tampon dans mon passeport. J'ai tellement sué pour celui-ci qu'il mérite bien une photo.

Après la traversée quasi-complète de la bande en voiture qui me donnera un premier aperçu de mon nouvel environnement de vie, j'arrive tard dans la soirée à Gaza city, où le propriétaire de mon nouvel appartement nous attend pour nous faire visiter mon potentiel nouveau chez moi. Après une brève visite, je décide d'y déposer mes affaires et file sans prendre le temps de me changer en taxi avec Mahmoud jusqu'à la (magnifique) maison du docteur Eyad Serraj, dans le jardin duquel se tient une réception en l'honneur d'une délégation de psychologues et médecins américains venus faire un échange de compétences pour une dizaine de jours. Le jardin, extraordinaire de senteurs, de couleurs et d'agencements, rendrait probablement jaloux le paysagiste en chef du jardin des plantes de Paris. Musiciens, barbecue géant, cuisine raffinée, cuisiniers, majordome... Premier vrai repas depuis 5 jours, et changement de décor radical comparé à mes précédentes journées. Difficile de croire que je me trouve à Gaza, ce territoire qui avait si durement souffert des bombardements israéliens lors de l'opération Cast Lead il y a à peine quelques années de cela. L'environnement n'a aucune commune mesure avec celui que je m'étais malgré moi imaginé avant mon départ. A n'en pas douter, Monsieur Serraj a réussi dans la vie. Pour un homme de sa grandeur, de son humanité et de sa qualité de coeur et d'esprit, qui a tant fait pour la communauté gazaouie et même bien au delà, cette réussite n'est qu'amplement méritée. Première soirée et déja plusieurs numéros échangés, plusieurs contacts établis, des invitations à manger, des échanges d'informations sur mille et un sujets, des conversations politiques enflammées avec des personnages hauts en couleur... Je me sens plus que jamais à ma place et heureuse de ce nouveau chapitre sur le point de s'entamer. Welcome back to Palestine.